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Affichage des articles du octobre, 2023
Lire, pour un écrivain, c’est endurer les coups de poignard de l’écriture. Pas toujours, c’est vrai, rarement, c’est vrai, mais de temps en temps, les insoutenables coups de poignards que lui portent la force d’autres écritures qui osent aller jusqu’où lui-même n’a su parvenir, qui lui révèlent d’autres continents d’écriture qu’il n’avait même pas soupçonnés et qui, parce qu’ils ont été ouverts par d’autres lui sont désormais interdits. L’écrivain est toujours un martyre de l’écriture offrant sa souffrance au dieu incertain du livre.
Jeune c’est sous mon nom d’auteur que j’étais connu (assez… du moins un certain temps) mais ce temps est heureusement révolu et je suis maintenant un vieillard, plutôt résistant, parmi d’autres.
Ronald m’a parlé aussi de Ma Vie. Très ironique. Il déteste le titre « ça attirera pas une meuf… trop zen, trop kholot, trop rayyt ». Je me suis fait traduire… En fait il me reproche de ne pas être dans le vent, manque de mouvement, de sexe, de suspens. Je sais, je lui ai dit que c’était MA vie et qu’il allait voir qu’elle n’était pas si zen que ça. Il a paru sceptique. M’a proposé quelques titres : « une enfance de vipère » ou « l’enfant aux vipères » ou « vie de vipère »… car il aime bien l’épisode des vipères. Je n’ai rien répondu et ne me suis engagé à rien.
Le désir, l’absence de désir… Je ne parle pas bien sûr du puissant désir amoureux qui fracasse les êtres les uns contre les autres et leur fait tout oublier du contexte dans lequel ils vivent, ni de l’intraitable désir sexuel qui dans son animalité absolue jette les corps dans une danse-combat frénétique… à mon âge, hélas — je ne sais…— la modération des sens et la fatigue du corps, en ont eu raison me mettant dans une paix relative. Non, pas ceux-là, mais les simples petits désirs quotidiens qui nous font avancer : l’envie de visiter un lieu inconnu, le désir gourmand de nourriture ou de lecture, l’attrait de tel ou tel objet, l’appétence pour l’inconnu… Ces toutes petites avidités qui, construisant un espoir sur les temps à venir, permettent, cahin-caha, à l’homme de tenir. Ces désirs là, de jour en jour s’amenuisent enfermant la vie dans une stupide routine sans réelle signification. Vivre ne peut être la seule finalité de mes jours. Et pourtant…
Comment faire, tous les matins, pour s’éveiller ? Comment se persuader que ce jour sera différent de celui de la veille et de l’avant-veille, qu’il s’y passera des choses, quelque chose ? La pulsion de vie veut nous persuader que le corps ne s’englue pas dans la routine qui le fait tenir : ouvrir les yeux, rester un temps dans cet entre-deux du rêve et de la réalité, se lever, faire un jus d’orange, préparer le thé, se laver, oui, parfois se laver pour débarrasser le corps de ces pesanteurs qui le tirent encore vers quelque chose qui pourrait être l’inertie, le sommeil… la mort ? Se mettre lentement à croire à l’utilité de ces petites mécaniques du quotidien s’efforçant de boucher les incessantes fissures entre l’appétit de vie du corps et l'engourdissement de l’esprit : ouvrir Facebook.
Si l’enfant se pose parfois des questions sur son origine, ses ancêtres, la vie qu’ils ont connus, pourvu qu’il connaisse ses parents, il se contente la plupart du temps de réponses sommaires. Ce n’est que bien plus tard, que l’homme s’interroge vraiment et voudrait se constituer de vrais réponses. Le plus souvent, il est trop tard car ceux qui auraient pu satisfaire sa curiosité ont disparu. Or fouiller dans des archives, des choses entreposées dans tel ou tel grenier, n’est pas satisfaisant car il y manque la chaleur, les couleurs, la chair du vécu et c’est alors avec un manque profond qu’il doit continuer à vivre.
Quand on ne peut plus vivre assez intensément pour ignorer le passé, ne reste plus qu’à essayer de le revivre comme un nouveau présent même si on ne peut jamais en retrouver la force.
Est-ce l’asthénie de l’âge qui me fait plonger dans la drogue des souvenirs ? La reconstitution obstinée de mon passé a, en effet, tout de l’action d’un stupéfiant qui me fait mettre à l’écart le présent pour ce vieux réel idéal purifié par le filtre de la mémoire. Je m’enivre de la fouille de mes archives, mais là où n’est pas de réponse efficace possible, se poser des questions ne présente aucune utilité aussi je me laisse porter.
Dans mon inactivité semi-contrainte, je regarde l'agitation de mes compatriotes comme au travers d'une vitre sans tain. Quelque chose d'irrémédiable nous sépare, je suis parmi eux et je n'y suis plus. J'entends leurs cris, leurs impatiences, leurs désirs comme s'ils venaient d'un monde autre, une autre dimension. Serais-je, sans m'en apercevoir, devenu un spectre ?
Il y a un gouffre entre la littérature et la vie car même si des situations, des sentiments, des moments… ont été lus cent fois dans divers romans, ces lectures ne nous préparent en rien à les vivre et lorsque nous les avons vécus avant de les lire ici ou là, c’est à peine si nous nous y reconnaissons. Malgré les apparences, il n’y a pas deux vies semblables et toute la difficulté est d’essayer, sous la banalité apparente, de faire percevoir les différences.
Lentement je m'efface, me préparant à l'effacement complet. À l'indifférence générale je m'efface de Facebook renonçant désormais à publier les fac simile de ma très copieuse correspondance. Pour le reste je continuerai à soliloquer ailleurs ou… ici.
Il est des moments d'une vie sur lesquels le souvenir s'appuie et crée les fondations de la mémoire.
Il n'est pas facile d'essayer de garder tous ses souvenirs en équilibre.
Passer le temps est une expression effroyable qui signe notre totale impuissance devant la vie vide.
Le monde est plein de beautés et… je n'en ai plus rien à faire.
C’est une banalité de remarquer qu’aucune vie ne peut se construire sans s’appuyer sur un certain nombre de secrets plus ou moins lourds.
Hier Ronald, dans son corbillard, m’a conduit à Carcassonne où je devais voir mon notaire. Comment trouver un véhicule plus approprié. Nous nous sommes donnés rendez-vous sur une terrasse de la ville basse en fin d’après-midi et j’ai rôdé deux ou trois heures dans les rues. Les frottements des villes m’exaspèrent, je ne supporte pas la promiscuité, les odeurs des autres, les fumées de tabac, les bribes de conversations ineptes que je ne peux ne pas entendre. J’ai réalisé que la proxémique était chez moi très large : voir mes contemporains à moins de deux mètres m’indispose. Je suis un vieux loup solitaire.
Le seul de mes compatriotes que je supporte vraiment, c’est mon petit neveu Ronald. Peut-être parce que, d’une certaine façon, et de manière très différente, nous sommes tous deux marginaux, moi regardant le monde comme un astronome la lune, lui le regardant avec une ironie désabusée. Tout en lui fait partie de ce jeu, depuis ses tenues, sa voiture, son affectation du mépris de l’orthographe, sa coiffure, ses apparitions-disparitions… Il est en dehors de ce monde et cela me convient car il supporte tout de moi, jugeant ce qui paraitrait à d’autre insupportable, comme dérisoire et amusant. Je pense ainsi que ses présences-absences ne dépendent vraiment que de ses doses d’indulgence.
Qu'est-ce qui se joue dans ces dizaines de jeux qui me sont proposés chaque jour, est-ce la nouvelle comédie humaine. Chacun de nous cherche à ne pas affronter cette fondamentale solitude qui s'impose à nous à travers nos prolongements dans la durée. Peu à peu, le temps devient un adversaire que nous ne voulons pas affronter de face et avec lequel nous préférons biaiser de n'importe quelle façon. Écrire, aussi, est une de ces tactiques d’évitement. Jeu et écriture sont ainsi très proches.
Outre de nombreuses aventures excédant rarement quelques jours, j’ai vécu d’assez longues périodes avec quatre femmes. J’ai même vécu avec un homme. Ma dernière compagne, Lucile, morte il y a plus de dix ans, avait quinze ans de moins que moi. Parfois elle me manque, parfois encore, au réveil je la cherche dans le lit avant de me résigner à accepter sa disparition et il m’arrive très souvent de dialoguer avec son ombre. Lorsque nous avons su qu’elle avait un cancer qu’elle ne pourrait vaincre, il m’a été longtemps impossible d’accepter la possibilité de sa mort. Il me semblait que, parce que je vivais, tant que je vivais, parce que depuis vingt deux ans nous ne faisions qu’un, la vie de l’un était étroitement liée à celle de l’autre, que tant que je respirais elle respirerait. Pourtant, le 6 octobre 2000, il a fallu accepter l’inacceptable et, ayant trop de vie encore pour m'effondrer dans un suicide, m’accoutumer à ne vivre plus qu’à moitié en me retirant à jamais dans ce village-
  Hier, surprise totale, une jeune fille, Séverine Carnot m’a-t-elle dit, assez petite mais mignonne, longue chevelure cascadant sur ses épaules, regard acéré dans de grands yeux ronds protégé par de petites lunettes ovales, est venue sonner à ma porte. Je ne l’avais jamais vue dans le village, je n’avais d’elle aucun souvenir, sa silhouette agréable ne me disait rien. Mais, si j’en ai l’âge, je n’ai pas la méfiance des vieillards, je l’ai faite entrer. Elle m’a demandé si j’accepterais de répondre à quelques questions. Elle, m’a-t-elle dit, fait une thèse sur mon travail. J’étais très étonné mais ne l’ai pas montré. Après tout, un moment, même bref, de satisfaction est toujours bon à prendre et je ne lui ai pas demandé par quel mystère quelqu’un, quelque part se souvenait encore de ce que j’avais fait et, même si je l’ai pensé, je ne lui ai pas dit qu’il devait y avoir encore bien peu de sujets de thèse ou un tel nombre de thésards qu’ils devaient se pencher sur mon travail… Je lui ai
Le présent est une fuite, l’avenir une abstraction, seuls les souvenirs nous fondent et nous font.
Les approches de la mort rendent humbles et si mon âge me place en situation d’attente raisonnable et résignée de sa venue, je n’en suis pourtant pas encore à la souhaiter. Il m’arrive même, par moments de me croire encore immortel.
Chacun de nous est une forteresse et, alors même que nous croyons connaître nos proches ou ceux que nous aimons, nous n’en connaissons pour l’essentiel que les murailles d’enceinte.
Si pour autrui tout homme n’est que le total de ses actes, il n’est, pour lui-même, que celui de ses souvenirs.
Période de fêtes, plus que d'habitude encore, désœuvrement et ennui: je lis, énormément, tout et n'importe quoi, ce qui me tombe sous la main. Hier, un "roman" assez médiocre, La médiatrice de René-Victor Pilhes, ce matin, assez intéressant, Eternity Express de Jean-Miche Truong, tous deux étant comme des analyses sociologiques, plus ou moins anticipatrices de nos sociétés. Ce ne sont pas les seuls, nous avons été avertis… et pourtant aucun de ces livres n'a eu d'effet concret, nous allons quand même dans les murs qu'ils nous montrent. La littérature ne sert à rien sinon à faire de la littérature. Mon autobiographie, au moins, n'a pas de but plus ambitieux. Je persiste…
Toute une vie — 90 ans — à lire, écrire, apprendre, comprendre, enregistrer, sous toutes leurs formes, des informations et des connaissances… Et tout cela, ces millions de données disparaîtra définitivement quand la mort tournera mon interrupteur sur off. Et je me dis que rien, sauf une étrange illusion, n'explique que je me sois si longtemps efforcé de penser chaque jour un peu plus juste que la veille.
Je m'aperçois céder de temps en temps à la curieuse complaisance des personnes âgées qui, sans doute pour dissimuler leur crainte de la mort, ne peuvent s'empêcher, à tout moment, de mettre leur âge en avant.
Comment se protéger de cet espèce de mépris pour les adolescents ignorants et pourtant en apparence si sûrs d’eux parce que leur corps et leurs cheveux sont pleins de vigueur. S’ils savaient…  Comment se protéger de cet espèce de mépris pour les adolescents ignorants et pourtant en apparence si sûrs d’eux parce que leur corps et leurs cheveux sont pleins de vigueur. S’ils savaient…
Le sport n’est que le symbole de l’inutilité des vies humaines, d’où, peut-être, les foules de gens qui disent s’y intéresser : chaque épreuve, chaque tournoi, n’est que l’infinie répétition du même. Le différent y est réduit au minimum : le score et les noms des sportifs. Comment mieux simplifier les difficiles et imprévisibles mouvements de la vie ?
Où peut se trouver la satisfaction visible chez ceux qui les prononcent de formules comme « je vous enterrerai tous » ou, mieux encore : « il nous enterrera tous » ?
  « Le souvenir, écrit Marguerite Yourcenar dans L’Œuvre au Noir, n'était qu'un regard posé de temps en temps sur des êtres devenus intérieurs, mais qui ne dépendaient pas de la mémoire pour continuer d'exister ». La plupart, hélas, n’existent plus en dehors de nos mémoires.
Nous croyons avancer dans le temps, mais cette avancée n'est en fait qu'un recul car les souvenirs nous envahissent et nous sommes de plus en plus envasés dans le passé.
La linéarité du roman est une trahison de l'écriture car il faut que quelque chose de l'ordre d'un hors-écrit se résolve, et ceci au risque de l'artificiel. Écrire n'est pas viser un but logique mais faire jouer les résonances des mots et des phrases de façon à amener les lecteurs à penser leur langue par eux-mêmes.
Toute ma vie je me suis trompé poursuivant, en tant que produit d'une histoire collective, des buts que je croyais devoir être les miens mais qui, en fait, n'étaient fixés que par des conventions et des normes qui m'étaient extérieures. Puis, un jour, alors qu'il était trop tard, j'ai enfin découvert, comme dans une illumination, ceux que j'aurais dû me fixer en toute liberté.
Mes souvenirs m'aident-ils à vivre ou, au contraire, m'en empêchent-ils ? Dans quelle mesure la fouille de ma mémoire n’est-elle pas une anticipation de ma mort proche ?
Que vaudraient nos vies sans la mémoire que les autres ont de nous ? L'humanité n'est qu'un immense réseau de souvenirs.
« J’ai une mémoire admirable: j’oublie tout! C’est d’un commode !...C’est comme si le monde se renouvelait pour moi à chaque instant ! » Jules Renard, Journal
Chaque matin, en me levant, j'allume consciencieusement mon téléphone portable. Pourtant je sais que personne ne m'appellera. Acte rituel, quasi religieux, une vague espérance en quelque chose qui pourrait arriver ?…
On ne peut se débarrasser de ses tensions physiques que si on accepte de les regarder en face. (Durrell)
Remonter le temps comme on remonte une pendule ou encore un moteur de voiture.
Chaque seconde d'une vie est aussi riche qu'une vie entière.
Tout ce que je rapporte de ma vie est vrai. Certains de mes amis peuvent témoigner de tel ou tel moment. Ce qui ne veut pas dire que tout soit vraisemblable car la vie a plus d'imagination que la fiction, mais la fiction permet de mieux comprendre la vie.
“Quand la mémoire va chercher du bois mort, elle ramène le fagot qui lui plaît» dit quelque part un conteur dont je crois me souvenir qu’il est africain. Rien de plus juste.  
J’ai cru naïvement qu’un écrivain devait avoir des expériences, aussi, comme Rimbaud, me suis-je perdu dans un orient trop réel pour être de fantaisie. Au fond du cœur de chaque homme se jouent ainsi des infinités de tragédies brèves ou longues, réelles ou imaginaires, qui lui permet de surmonter l’irrémédiable médiocrité du quotidien.
Dans ce récit, je saute des jours, des mois, des années car, au fur et à mesure que je fouille dans le chaos de ma mémoire, des souvenirs — réels, inventés — me reviennent en nombre. Je ne pourrai jamais tout dire et d’ailleurs, est-ce bien utile et qui s’en soucie ?
La prison, un des épisodes — il y en eut d’autres — peu glorieux de ma vie. J’avais 23 ans, j’étais en Grande-Bretagne, j’avais alors une petite amie irlandaise que j’avais séduite de la façon la plus stupide en engageant la conversation sur un marché et en la faisant rire avec mon très mauvais anglais et mon horrible accent français… J’ai eu, un jour, envie de lui faire un cadeau et n’ayant pas d’argent, j’avais décidé de voler pour elle un foulard de soie dans un grand magasin. J’avais la technique car ce n’était pas la première fois que je volais. Je prenais même, à cet exercice, un certain plaisir, une réelle excitation. Il me semblait ainsi m’affranchir des conventions bourgeoises, à ma façon pratiquer de dérisoires petites révolutions. Je m’installais devant le comptoir des foulards de soie, collé au comptoir, ma main gauche dans la poche percée de ma veste se glissait vers la pile pour prendre un foulard pendant que de ma main droite je mettais du désordre dans l’étalage en feig
Tout événement de notre vie n'a d'importance que par la résonance qu'il amplifie en nous, par les souvenirs sensibles et intellectuels qu'il prolonge. Ainsi de cette traversée à la nage de la rivière gelée qui fut non seulement une expérience sensuelle qui m’a donné cette habitude, en sortant de la chaleur du lit, de ne me doucher qu’à l’eau froide, mais plus important encore, qui fut ma première affirmation mâle de jeune adolescent refusant d’être traité en enfant par des condisciples de deux ans plus âgé. Après ce geste, dont je n’ignore pas ce qu’il pouvait avoir d’enfantin, mon comportement vis à vis de quiconque pouvait se croire supérieur à moi n’a plus jamais été le même. Cette expérience me fut très utile lorsque j’eus à faire celle de la prison
Avec Ronald, nous avons assez longuement bavardé. Je ne lui ai pas demandé d’où il venait, je sais qu’il ne me dira que ce qu’il me jugera capable d’entendre : un peu de désordre, mais pas trop ; un peu de chaos, mais pas trop ; un peu de sexe… Pourtant il m’a dit venir d’Albanie avec sa vieille bagnole. Pourquoi l’Albanie ? « Chais pas » m’at-il répondu « pourquoi pas… ». Il serait allé à Tirana puis aurait visité le pays : Durés, Berat… S’il le souhaite il m’en dira davantage un de ces jours.
Ronald s’est installé chez moi comme d’habitude, à l’improviste. Il sait que je ne ferme jamais ma porte, il est arrivé dans la nuit avant hier, a dormi dans une des chambres : je l’ai découvert hier matin quand il s’est levé, vers onze heures. J’ai feint d’être contrarié mais il sait bien que je suis ravi de sa présence.
Depuis hier, tous ceux qui étaient en âge de vivre l’événement, se souviennent de la transmission télé du premier pas de Neil Armstrong sur la lune. J’avais 47 ans et ne m’en souviens pas. Bien sûr, j’ai vu mille fois ces images à la télévision, mais je ne me souviens pas de ce que je faisais à ce moment précis ni comment je l’ai perçu. J’avais alors ma boutique de livres dans le petit village de Saint-Alban, en Lozère. Je n’avais pas la télévision. Je devais être saoul, comme souvent, ou m’occuper d’une autre lune que notre astre des nuits. Quoi qu’il en soit je doute que tant de gens se souviennent de cela avec autant de précision. Lorsqu’il n’en dispose pas, le cerveau s’invente des souvenirs qui semblent aussi réels que les vrais souvenirs.
Ne me demandez pas comment je suis arrivé à Montolieu et surtout comment je m’y suis fixé, je n’en sais rien. Le poids, l’encombrement des livres et des souvenirs sans doute. Ma maison, ici, est assez grande pour qu’ils aient pu s’y accumuler car je ne jette rien, j’ai toujours éprouvé des difficultés extrêmes à me séparer des objets qui ont fait mon quotidien, y compris de ceux que l’on appelle des souvenirs, béquilles de la mémoire, qui s’achètent sur nos lieux de passage : monuments sur lesquels tombe la neige, statuettes, cartes postales, fanions, médailles… J’en ai, dans mes caves, des caisses entières qu’aujourd’hui je n’ai plus le cœur ni le courage de remuer.
Depuis longtemps je rêve toutes les nuits ou plutôt je m'éveille dans un rêve que je m'efforce aussitôt de retenir ou de reconstruire. Il y a des thèmes récurrents.
La neige, le blanc envahissant, le blanc seul et le froid, les brûlures du froid sur le visage.
Comme mes amis ont pu s’en rendre compte, j’ai ressorti mes caisses de correspondance plongeant avec plaisir dans la nostalgie de ces vieilles lettres qui me rappellent des visages, des échanges, des amitiés que le temps a dissous. Comment les hommes d’aujourd’hui, utilisant — comme moi d’ailleurs lorsque j’en ai besoin — le courrier électronique pourront-ils, au soir de leur vie, par la magie de ces papiers jaunis, de ces signes sur la papier si différents les uns des autres, si évocateurs des personnalités de leurs auteurs, plonger ainsi dans leur mémoire ? Je ne parle pas de la postérité ni des chercheurs du futur dont je n’ai que faire mais des sentiments si riches, si pleins d’images et d’odeurs que les lettres, les cartes, les cartes illustrées, les dessins annotés procurent dans la solitude d’une fin de vie. Réflexion de vieillard, nostalgie gâteuse ? Peut-être… Certainement. Ils auront autre chose, des photos par milliers qui s’effacent, des enregistrements, des vidéos… Le mond
Ma Vie Ce matin, dès mon réveil, dès que j’ai conscience d’être, un souvenir m’assaille. Un souvenir, pas un rêve, une fin de rêve, un de ces restes de rêves qui traînent parfois dans mon cerveau entre conscience et inconscience. Un vrai souvenir : je me revois — je devais avoir treize ans — en sueur après une longue course dans la forêt enneigée, lançant sur la rivière gelée de gros blocs de cailloux pour briser la glace encore fragile, me déshabillant et traversant à la nage puis me rhabillant vite et reprenant ma course vers une douche brûlante. Pourquoi ce souvenir ? Pourquoi ce matin ?
L’amour est toujours égoïste. N’est-ce pas un peu soi-même que l’on aime dans l’autre ? Et si le moi est haïssable, il ne peut, paradoxalement se construire que dans l’amour qu’on lui porte. Le pire, sur ce plan, est certainement l’amour de Dieu.
La fin du désir, c’est la mort.
Je suis toujours étonné de mon âge, il ne me semble pas possible d’avoir vécu tout ce temps, que le temps s’est trompé dans son décompte.
Les souvenirs ne sont que le paysage qui nous reste quand on n’a plus la force de marcher.
Je vais bien. Tous ceux qui me connaissent s’émerveillent de ma forme physique « à mon âge ». Je deviens pour eux comme une garantie sur l’avenir, une assurance d’un possible qu’ils rêvent pour eux-mêmes car à quoi bon vieillir si c’est dans une dégradation du corps ? Bientôt, j’aurai ma photo dans le journal local et on me montrera comme un athlète, une bête à concours. Dans certains regards je sens déjà cela, la vieillesse saine s’exhibe. Pourtant, depuis deux ou trois ans, se multiplient les petites douleurs que je cache : pouce droit lentement bloqué par l’arthrose, genoux qui parfois me lâche, douleur sourde qui me transperce le haut de l’épaule, élancements dentaires imprévisibles. Rien de grave… Je n’en parle pas. On me croit immuable.
Ronald Cline est reparti dans son corbillard. Il n'a pas voulu me dire où il allait, il ne le savait pas. Je me sens plus seul que jamais.
Hier, Ronald Cline a tenu à "me sortir". Il m'a emmené à Carcassonne dans son corbillard. On ne passe pas inaperçu avec ça. Il m'a invité à dîner dans un petit restaurant: la brasserie du Dôme. Mais il m'a laissé gentiment payer. Ensuite nous sommes montés à pied à la Cîté, fais un petit tour, puis descendu. retour à Montolieu. J'ai été heureux de partager ce moment avec lui. Ce matin, il m'a dit qu'il repartait demain: "je ne sais pas encore où je vais aller, j'attends l'inspiration géographique".
Il y a Ronald Cline. Hier je lui ai demandé pourquoi il s'intéressait encore à moi. Sa réponse lui ressemble: "comme je suis ton seul héritier, il faut bien que je contribue à te maintenir en vie;"
De quoi vit Ronald Cline ? Je ne le sais pas trop. Je sais qu'il a fait un petit héritage mais… je sais aussi qu'il ne peut pas être suffisant. Je sais que quand ça va mal, il vient se réfugier quelques jours chez moi. Il dit qu'il "se débrouille". Qu'est-ce que cela signifie au juste ?
C’était en effet du cinéma.
Jusque dans notre propre individu, l’individualité nous échappe.
Il fut un temps où je ne l'aurais pas supporté, j'aurais lutté contre la dégradation incessante de mon environnement matériel. Aujourd'hui je ne m'en soucie plus et laisse ma maison afficher une vieillesse aussi avancée que la mienne.
Une heure plus tard, quand nous nous sommes retrouvés, sans avoir vu aucune des rues où nous étions passé, sur les quais au bord du ruisseau.
Curieux que le nom de ce libraire et notre première conversation me soient revenus aussi facilement alors que j’ai oublié tant d’autres noms, tant d’autres faits.
Est-il sûr que cela figure bien dans cet épisode ? Il faudrait pouvoir vérifier, mais comment ?
  Je découvrais l’infinie palette des douleur